Cass. com., 4 novembre 2021, n°19-12.342
La recevabilité de l’action en responsabilité engagée par un associé contre un tiers est subordonnée à l’allégation d’un préjudice personnel et distinct de celui qui pourrait être subi par la société elle-même, quand bien même cette société aurait été placée en redressement judiciaire puis en liquidation judiciaire.
L’associé doit donc subir un préjudice qui ne peut être effacé par la réparation du préjudice social.
Le seul fait que cet associé agisse sur le fondement de la responsabilité contractuelle ne suffit pas à établir le caractère personnel du préjudice allégué.
En l’espèce une banque d’affaires et d’investissements s’est vu confier un mandat de vente par une société de production et de distribution de programmes télévisés et son actionnaire de référence. La mission de la banque consistait à les assister dans la réalisation d’une opération d’adossement auprès d’un acteur industriel ou financier. Cependant, la société ayant rencontré des difficultés financières, s’est vue placée en redressement judiciaire puis en liquidation judiciaire. L’actionnaire, partie au contrat de mandat en qualité de cédant, estimant que les offres qui lui avaient été présentées par la banque d’affaire étaient irréalistes et insuffisantes au regard de la valorisation du catalogue de la société et soutenant que la banque avait œuvré de manière déloyale afin de permettre l’acquisition à vil prix de la société, l’a assigné en réparation de son préjudice financier et de son préjudice moral, qu’il imputait aux fautes commises dans l’exécution de son mandat. L’actionnaire étant décédé, son héritier a repris l’instance en cours.
La Cour d’appel de Paris, par un arrêt en date du 10 décembre 2018, déclare recevable la demande en réparation du préjudice financier de l’actionnaire de référence en retenant que celui-ci était partie au contrat de mandat et qu’il était envisagé de trouver un repreneur pour racheter son bloc de participation au sein de la société. En revanche, elle rejette la demande formée au titre du préjudice moral pour défaut d’existence d’un préjudice distinct de celui qui est réparé au titre du préjudice financier.
La banque d’affaires a alors formé un pourvoi en cassation et selon un premier moyen, elle argue que l’action intentée par un associé contre un cocontractant de la société n’est recevable que si un préjudice distinct du préjudice collectif est invoqué. Elle estime qu’en l’espèce, en se bornant à relever que l’actionnaire était partie au contrat en qualité de dirigeant, sans rechercher, comme elle y était invitée, si le préjudice financier invoqué n’était pas le simple corollaire du préjudice social, la cour d’appel a entaché sa décision d’un défaut de base légale au regard de l’article 31 du Code de procédure civile. L’héritier de l’actionnaire a quant à lui formé un pourvoi incident, il fait grief à l’arrêt de la Cour d’appel de Paris d’avoir rejeté sa demande alors que les actes de dénigrement causent nécessairement un préjudice, fût-il purement moral, aux personnes qui en sont victimes.
Il estime que la Cour d’appel de Paris n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et violé l’article 1382 du Code civil (devenu 1240 du Code civil) car la banque avait terni l’image de l’actionnaire de référence auprès de la presse et des autres actionnaires et qu’il s’inférait nécessairement de telles pratiques l’existence d’un préjudice purement moral, distinct en tant que tel du préjudice financier qui était réparé.
Sur le pourvoi principal, la Cour de cassation casse et annule en toutes ses dispositions l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris et rappelle sur le fondement des articles 1382, devenu 1240 du Code civil, et 31 du Code de procédure civile que la recevabilité de l’action en responsabilité engagée par un associé contre un tiers est subordonnée à l’allégation d’un préjudice personnel et distinct de celui qui pourrait être subi par la société elle-même, c’est-à-dire d’un préjudice qui ne puisse être effacé par la réparation du préjudice social. Le seul fait que cet associé agisse sur le fondement de la responsabilité contractuelle ne suffit pas à établir le caractère personnel du préjudice allégué.
Sur le pourvoi incident, la Haute Cour, au visa de l’article 1382 (devenu 1240) casse également l’arrêt de la Cour d’appel et déroge à son raisonnement en estimant que la banque d’affaires avait, par sa faute, terni l’image de l’actionnaire auprès de la presse et des actionnaires et qu’en conséquence, le préjudice moral de l’actionnaire référent existait indépendamment du préjudice financier de la société.
L’actionnaire se voit donc évincé de la réparation du préjudice économique dont la seule victime semble être la société. A ce titre, la Haute Cour inscrit sa décision dans une jurisprudence constante en vertu de laquelle l’associé qui souhaite obtenir réparation à titre personnel, doit prouver que son préjudice est personnel et distinct du préjudice social de la société (Cass, Com, 26 janvier 1970, n°67-14787; Cass Com, 30 mai 2018, n°17-10.393). Elle ajoute sa pierre à cet édifice jurisprudentiel en précisant que, d’une part même l’existence d’un fondement contractuel (en l’espèce la signature du contrat de mandat par l’associé référent) ne suffit pas en soit à établir le caractère personnel du préjudice allégué et d’autre part, en estimant que le préjudice moral résultant de l’atteinte à l’image d’un actionnaire référent peut constituer un préjudice personnel et distinct du préjudice de la société.
Cette règle qui tend à permettre l’indemnisation de l’actionnaire en cas de caractérisation d’un préjudice personnel et distinct de celui de la société trouve surtout son utilité en cas de liquidation judiciaire pour insuffisance d’actif, où les actionnaires ne peuvent être désintéressés par l’indemnité de la société. Dans une telle hypothèse, la découverte d’un préjudice personnel et distinct peut constituer l’unique possibilité d’obtenir une indemnisation pour l’actionnaire lésé.
À rapprocher : Cass, Com, 26 janvier 1970, n°67-14787; Cass Com, 30 mai 2018, n°17-10.393